L’évolution de la fracture numérique

Contributeur : Collectif des AMO Bruxelloises (CAB)

Informer les différents secteurs de la Jeunesse, mettre en lumière les effets pervers de la numérisation sur la fracture numérique, promouvoir des alternatives à une numérisation généralisée des rapports aux institutions

Quelle question mériterait d’après vous un examen collectif dans le cadre des Assises de la prévention?

Aujourd’hui, les écrans font partie de notre quotidien. La numérisation croissante des rapports des individus vers les institutions (Commune, Etat, mais aussi Ecoles) se justifie souvent comme permettant une plus grande accessibilité: passer via un formulaire numérique permet d’accélérer la réception et le traitement des demandes des citoyens. Or, plusieurs constats faits par les AMO participantes au CAB (Collectif des AMO Bruxelloises) pointent l’effet inverse sur nos bénéficiaires et leurs familles, et nous amènent à formuler la question suivante: ‘La numérisation des démarches et rapports entre individus et institutions permet-elle vraiment une plus grande accessibilité, ou renforce-t-elle au contraire la fracture numérique?’

Pourquoi cela vous apparaît-il nécessaire?

La tendance à la numérisation est globale dans nos sociétés, et touche de plus en plus de domaines, au risque d’en écarter davantage de publics déjà fragilisés.

Quelles sont vos attentes par rapport à ce travail d’exploration?

Informer les différents secteurs de la Jeunesse, mettre en lumière les effets pervers de la numérisation sur la fracture numérique, et partager les pistes que nous priorisons au sein du CAB.

Promouvoir des alternatives à une numérisation généralisée des rapports aux institutions.

Autres éléments que vous souhaitez mettre en avant

Notre société est traversée par une tendance globale à la numérisation. Celle-ci est régulièrement présentée comme permettant une simplification des demandes et une accélération de leur traitement. La numérisation permettrait dès lors un meilleur accès et donc une réelle avancée sociale pour les publics, en ce compris les plus défavorisés.

Or, dans notre pratique en AMO, nos constats vont bien souvent dans le sens inverse: cette numérisation ne facilite pas les demandes des publics que nous rencontrons, qui se trouvent souvent démunis lorsqu’ils doivent remplir certains formulaires en ligne. La complexification des pratiques liées à cette numérisation amène de nouveaux obstacles, et crée parfois une incompréhension réciproque entre le demandeur et l’administration (CPAS, école, etc…). Contrairement à un guichet physique, le langage numérique et la standardisation des demandes ne permet pas d’exprimer la singularité des demandes, et complexifie la démarche, sans parler de l’absence d’empathie.

Pour parler concrètement, nous recevons plusieurs types de demandes qui se voient parasitées par une utilisation du numérique: que ce soit la demande de soutien au remplissage du Formulaire Unique d’Inscription, la demande de bourse d’allocation d’études, la gestion des relations avec la Commune, avec l’organe de chômage, ou que ce soient des demandes liées au lecteur de cartes numérique… toutes ces demandes en lien avec le numérique ont fortement augmenté dans nos services ces dernières années.

Bien souvent, les bénéficiaires sont assez désemparés, et ne savent pas comment aborder l’aspect numérique dans les demandes qu’ils formulent.

Or, pour aborder les aspects numériques, deux choses sont supposées.

  1. Posséder un matériel numérique adapté, et y avoir facilement accès (cet aspect renvoie directement à ce qu’on appelle la ‘fracture numérique’).
  2. Disposer des connaissances pratiques (savoir-faire) avec l’outil numérique et des usages sociaux du numérique (cet aspect renvoie à une autre forme de fracture numérique, parfois moins identifiable, mais d’autant plus problématique, comme nous allons le voir par la suite).

 

Détaillons ces deux aspects:

  • La fracture numérique classique sépare ceux qui ont accès à un matériel numérique, et ceux qui n’en ont pas. Ce manque de matériel est soit lié au prix global du numérique (ordinateur, smartphone, tablette, connexion internet, antivirus…), soit à l’obsolescence du matériel. En 2021, l’accès au numérique comme droit ne se traduit pas toujours dans les faits. Toutes les familles n’ont pas un ordinateur chez elles (les ordinateurs se font d’ailleurs plus rares dans certains ménages), ni un lecteur de cartes numérique. Ces lecteurs de cartes peuvent également poser des problèmes techniques supplémentaires (incompatibilité du matériel) et devenir un frein en soi. L’obligation de passer pour certains services à un ‘guichet numérique’ crée alors une relégation sociale, et structure (et généralise) un non-accès aux services publics et aux droits.
  • En plus de cette première fracture ‘classique’, une autre fracture est observable concernant l’usage qui est fait du numérique. A côté de certains publics qui possèdent le savoir-faire nécessaire à un usage efficace des outils numériques, nous voyons souvent d’autres publics, dont l’usage du numérique est bien souvent cantonné dans une habitude de consommation, et non d’une maîtrise de l’outil.
    Cette fracture sur l’usage est d’autant plus difficilement identifiable qu’elle est contredite par la possession matérielle: un jeune qui possède un smartphone n’aura pas l’impression d’être techniquement exclu de certains usages. Il peut se connecter à internet, et via eux, aux réseaux sociaux, aux vidéos, aux jeux. Pourquoi donc parler de fracture numérique? Il n’a pas l’impression d’être laissé pour compte: il possède même la 5G.
    C
    e que nous remarquons, c’est que bien souvent, il y a chez ce type de public un réel manque de maîtrise de l’outil numérique. Plusieurs jeunes que nous recevons ne savent ni utiliser un clavier d’ordinateur, ni les programmes les plus basiques. S’ils préfèrent utiliser leur smartphone, ils ne savent pas rédiger un C.V., ni faire une recherche internet. Leurs compétences se limitent à l’utilisation d’applications (dont l’accès est sans cesse simplifié), et à une consommation d’écrans, de vidéos, de séries… Ces jeunes (et souvent leurs familles) se retrouvent privés d’un savoir-faire, qui leur permettrait pourtant d’utiliser internet comme le formidable outil d’ouverture sur le monde qu’il est. Cette fracture, basée sur l’usage qui est fait des technologies, tend à s’aggraver selon nos observations.
    Pourtant, nombre de jeunes développent des compétences numériques dans les domaines des réseaux sociaux et jeux vidéo (qui deviennent également dans certains cas des formes de réseaux sociaux). Ces compétences, bien que réelles, ont des applications très limitées en dehors du jeu/de la plateforme, où elles s’évaporent. Dès lors, les codes que les jeunes développent à travers ces expériences (qu’ils perçoivent comme fondatrices et qu’ils vivent ensemble) se partagent mal au dehors des cercles initiaux. Pour ces jeunes, les usages qu’ils font des médias les enferment même dans une une ‘bulle numérique’ qui ne leur permet pas de développer ni de valoriser socialement ces compétences ni d’entrer en relation avec des ressources, des réseaux qui se trouvent en dehors de leur monde social. La fracture numérique qui frappe ces jeunes les isolent dans leur ‘quartier numérique’ dont ils maîtrisent les codes mais hors duquel ils sont perdus. Notons que le même phénomène peut également se retrouver dans leurs conceptions de l’espace public (une très bonne connaissance de leurs quartiers, en termes géographiques et sociaux, mais une grande crainte à quitter ces quartiers).

 

A cela s’ajoute, dans certains cas, l’illettrisme ou l’analphabétisme de certains de nos publics qui limite encore plus l’usage du numérique. Dans d’autres cas, c’est la connexion qui est fastidieuse et qui fait manquer un rendez-vous numérique. Pour certains, la peur d’être contrôlé et/ou spolié de leurs données en ligne crée des résistances. Enfin, la complexité de certaines démarches, la prolifération des mots de passe… peuvent déconcerter bénéficiaires comme professionnels.

Aujourd’hui, dans nos AMO, ces fractures numériques (qu’elles soient liée à la technique ou à l’usage) nous amènent à devoir accompagner régulièrement des bénéficiaires dans des démarches administratives qu’ils pouvaient faire eux-même auparavant (c’est-à-dire avant que la tendance à la numérisation n’englobe leur demande). Ce nouvel état des choses écarte des services publics ceux qui en ont souvent le plus besoin, et écarte également parfois les AMO de leur objet social, en nous mobilisant de plus en plus souvent sur des tâches purement administratives. En effet, devenir des ‘encodeurs de données’ ne laisse pas toujours une place suffisante à la relation éducative, pourtant essentielle en AMO.

Au niveau des AMO, quelles orientations prioriser?

Plusieurs pistes se sont dessinées au sein du Collectif des AMO Bruxelloises, pour tenter, à notre niveau, de nous maintenir dans une visée de prévention éducative et sociale. Bien que ces pistes ne soient pas à comprendre ici comme un engagement officiel, elles sont néanmoins partagées par plusieurs AMO Bruxelloises.

En tant que services d’Action en Milieu Ouvert, nous favorisons l’éducation au numérique, par l’apprentissage de concepts qui permettent d’éviter un simple rapport de consommation des écrans, et favorisent le développement d’outils et d’usages sociaux plus réfléchis, tels que l’esprit critique.

Lorsque des demandes administratives qui nécessitent un accès au numérique nous parviennent, le fait d’y répondre nous permet parfois d’avoir une accroche et d’approfondir par la suite d’autres sujets, et de faire un vrai travail social.

A un niveau plus large (qui dépasse de loin les compétences des AMO), certaines recommandations nous semblent également intéressantes à partager.

Nous pensons qu’il est essentiel que les citoyens puissent garder un choix dans un maximum de démarches: chacun doit pouvoir choisir la voie du numérique s’il la préfère, mais il peut également choisir la voie ‘papier’. Il devrait également avoir la possibilité de s’adresser à un assistant social permanent au sein des CPAS, qui pourraient faire des démarches informatiques.

Nous pensons qu’il est également important de faire en sorte que les droits acquis soient automatisés: le bénéficiaire n’aura plus à faire une demande d’aide, puisqu’il en bénéficiera automatiquement.

Nous pensons qu’il est important de généraliser et d’actualiser les formations au numérique à l’école, pour que les jeunes puissent saisir les possibilités des outils informatiques qui leur sont disponibles. Ces formations permettront de prévenir un usage de simple consommation des écrans.

A côté de ces mesures, il pourrait être utile de simplifier les procédures numériques, pour les rendre plus accessibles (via une audio description pour les déficients visuels ou personnes ayant un rapport plus difficile avec l’écrit, par exemple). La prétendue facilité d’usage/simplification qu’apporte le numérique doit se retrouver plus souvent dans les faits… et des avancées en ce sens seraient à saluer.